Nous arrivons en bus local à Sadec, toujours dans le delta du Mékong, au Vietnam. Nous suivons une petite route sans cesse encadrée par les multiples méandres du fleuve. J’ai l’impression d’être au milieu d’une touffe de cheveux monumentale tellement le fleuve se divise. C’est encore un grand bonheur de voyager au plus simple, au plus près des gens, des locaux. Comme d’habitude mes jambes sont trop grandes pour les caser contre le siège de devant, et celles de Merlin sont piles à la bonne dimension. Pour les asiatiques je suis surdimensionnée. Bref, on se met en biais. La femme devant nous ne cesse de se retourner en touchant la joue de Merlin et en montrant notre visage. Je comprends qu’elle apprécie notre teint. Mais j’en ai marre de ces gens qui ne sont jamais contents de ce que la nature leur a donné. En Occident, les gens font tout leur possible pour être ou paraître bronzés alors qu’ici en Asie, ils se plient en douze pour se blanchir la peau. Depuis la Thaïlande nous voyons des produits cosmétiques blanchissant la peau. En plus, c’est dangereux pour la santé.

Sadec est une ville dans laquelle je me sens immédiatement bien. Merlin aussi. On arrive sur un marché très riche. Il y a aussi une masse exubérante de bonbons et de gâteaux qui proviennent des fabriques locales. On se croirait dans un conte à la Hansel et Gretel.
Je demande au seul hôtel que je vois en face s’il a une chambre. « Yes, 10 dollars ». On se retrouve tout en haut avec une vue extraordinaire sur la ville. Au loin, des cerfs volants dansent dans un ciel tout bleu. Partout, des gargotes fumantes. Bon, les soupes asiatiques nous blasent, mais il y a toujours…du riz avec des légumes. C’est servi avec une petite soupe et des sauces au goût parfois très spécial qui nous écoeurent donc on n’en ajoute pas toujours.
Au bord du Mékong se trouve un marché encore plus incroyable que celui du centre ville. Il rassemble une débauche hallucinante de couleurs et d’odeurs parfois délicieuses, parfois immondes. Des crevettes, des poissons, des collines de fruits de mer, des montagnes de fruits et de légumes. Du pain, de l’ail, des oignons, du gingembre à profusion.
On s’imprègne de cette ville qui vit grandir la petite Marguerite Duras qui devint la grande écrivaine. Nous faisons fi des années qui se sont écoulées pour tenter de ressentir la vie telle qu’elle la vivait peut-être dans cet endroit luxuriant, tropical, étouffant. Les rues qu’elle voyait, le ciel qu’elle contemplait, l’amour au creux du coeur pour ce riche Chinois, son amant alors qu’elle n’avait que 16 ans et lui 23. Le refus de la famille, la séparation. Nous passons à l’école dans laquelle sa mère, madame Donnadieu, travaillait en tant que directrice et institutrice. Rien semble n’avoir bougé. Les petits lavabos semblent atemporels. Les classes se sont aussi figées dans le temps.
Nous arrivons au palais bleu, la maison de son amour. Quelle beauté, nous en restons babas. Les bois incrustés de nacre, les vitraux, le lit à baldaquin. Tout respire le bon goût, la grâce. Au mur, des photos du Chinois avec une légende marquante : il a avoué n’avoir aimé qu’une seule femme dans sa vie, malgré ses mariages : Marguerite. C’est si triste de séparer des gens qui s’aiment. Mais l’amour n’intéressait pas les parents. Non, c’est l’argent qu’ils visaient.

Nous marchons tranquillement dans cette ville, nous buvons des jus de canne que l’on déguste souvent depuis notre découverte du Cambodge. On sirote, on observe, on sourit. Les jours passent. On sirote, on observe. Et ce qui est vraiment une chance, c’est que Merlin comprend tout à ses cours, il est rapide et se paye des notes maximales.
« Tiens maman, on est quel jour ?
– Je sais pas, je ne sais plus Merlin.
– Oh t’as raison, on s’en fout.
-Ouais, en plus on est en l’an 2561 ici donc en s’en fout encore plus. »
Désolée pour les cartésiens, au début de ces récits, j’indiquais rigoureusement les dates et peu à peu cela s’est effrité, le temps s’est distordu, il a disparu. Il faut juste vous laisser porter par les impressions vécues et rapportées le plus fidèlement possible. Même si je ne vous dis pas tout. Oui, je garde quelques secrets quand même. Ils ne sont qu’à nous ceux-là.
À Sadec, on tombe sur un temple bouddhiste au plafond recouvert d’encens en spirales délirantes, provoquant à elles seules des méditations fantasmagoriques.
On croise des églises catholiques, des bonbons partout, des soupes de noodles encore et encore. Ils vendent même de l’argent, oui de faux billets pour les offrandes aux morts.
Nous buvons aussi du café délicieux, surtout chez un Vietnamien qui aurait pu être un grand-père idéal de Merlin tant il nous couvre de bontés. Il téléphone pour nous, il se renseigne pour nous, il semble toujours vouloir nous protéger, son anglais est impeccable et nous permet de comprendre encore mieux cette petite ville si attachante. Nous comprenons aussi sa vie, sa famille, son business de cafés. Il est vieux mais très beau. Une beauté asiate, douce, équilibrée, fine.
On parvient à s’extraire de cette ville avec difficulté, elle nous collait à la peau celle-ci. Direction Saïgon, Ho Chi Minh City.
Merlin perd une dent en mangeant un petit pain en forme de doigts. Justement je venais de lui former un splendide fuck.
Il n’y a pas de hasard. On récupère la molaire ensanglantée dans le pain insultant.
Cet événement en apparence anodin présageait l’horrible découverte du musée des vestiges de la guerre à Saïgon. Un endroit très bien conçu qui explique parfaitement la guerre du Vietnam avec les États-Unis. La propagande américaine, la lutte contre le communisme, la folie meurtrière. Le Vietnam est le pays qui a été le plus bombardé au monde avec le Laos et le Cambodge voisins car les Amerlocs voulaient couper la piste Ho Chi Minh afin d’isoler les Viets. Les Américains déversaient aussi des produits chimiques sur les terres. Encore aujourd’hui les Hommes et les végétaux en subissent les abominables conséquences. Des humains cancéreux, déformés, monstrueux, infirmes. Des fruits et légumes pas sains du tout, pollués, chimisés. Les Américains envoyaient du napalm aussi sur les Vietnamiens, du pétrole sous forme de gel, combien de Vietnamiens sont morts brûlés vifs ? La visite est insoutenable. J’ai mal aux oreilles, elles sifflent, j’ai envie de vomir. Merlin aussi a envie de vomir tellement l’Histoire est cruelle, immonde, injuste.
Le soir, pour en finir, on regarde le film de guerre Apocalypse now de Francis Ford Coppola, Palme d’or du festival de Cannes en 1979. On voit les crimes terrifiants, la folie humaine, les horreurs infâmes qui vous font haïr les Hommes.
L’être humain est la seule espèce qui s’entretue de manière aussi radicale…
Saïgon est une ville immense. Des millions et des millions de gens. Huit millions d’habitants ont été recensés mais certains pensent qu’ils sont dix millions. Partout de petites boules multicolores s’agitent en tous sens. Ce sont les casques des scooters et autres deux roues. Toute une fourmilière hallucinante s’agite incessamment devant nos yeux fascinés. C’est bien pire qu’à Rome…Ce bourdonnement est fatiguant et angoissant car traverser une route est une mission hautement risquée. Il est souvent impossible de traverser en une seule fois. Il faut avancer en même temps qu’eux mais de façon biaisée. Pire, les scoots envahissent les trottoirs. La place manque. On étouffe. On est cerné.
Nous logeons chez deux vieux dans le district 1. On découvre un quartier rempli de putes et de camés. Un type était en slip dans notre ruelle en train de se piquer la jambe. Ça vous met dans une ambiance infâme. Mais les vieux sont cools. Et après tout, nous sommes toujours en vadrouille donc les camés de la rue on s’en tamponne comme de l’an 2.
Comme j’étudie la naturopathie, j’emmène Merlin (en taxi cette fois car à pied c’est un enfer) au musée de la médecine naturelle vietnamienne. Il s’appelle le musée FITO. Un lieu d’une grande beauté puisqu’il se trouve dans une maison traditionnelle du nord de Hanoï, en bois sombre avec du mobilier ancien.
Il retrace les origines et l’histoire de la médecine traditionnelle grâce à environ 3000 objets fascinants ou surprenants de l’âge de la pierre à récemment. Nous avons découvert leurs plantes médicinales, les objets servant à les transformer en décoctions, à les conserver, à les vendre. Des coupe-racines, des molettes, des bouilloires de décoction en terre cuite. Des jarres d’alcool aux plantes médicinales en porcelaine de Bat Trang. On admire une reconstitution de pharmacie du XIXème siècle. Selon le ministère de la santé vietnamien, le pays a collecté jusqu’à aujourd’hui plus de 1800 espèces de plantes médicinales.
Au moment où j’écris, nous sommes en train de traîner dans le quartier chinois qui s’appelle Cholon. C’est ici que venaient s’enjailler ceux qui cherchaient ce qu’on ne trouvait pas ailleurs. Des fumeries d’opium, des femmes, des choses insolites. Des milliers de petites boutiques classées par secteurs. L’électronique, la mécanique, la bouffe, et tant d’autres choses. Les Chinois travaillent sans arrêt, infatigables et s’enrichissant peu à peu, en famille, dans leurs cartels. C’est crasseux, mystérieux, immense et encore bondé de gens. Les deux roues glissent partout sans accroc, ce qui semble relever du pur miracle vu la densité à peine croyable. Des bébés sont sans casque. Ici, ce sont les adultes qui le portent, pas les enfants.
En moto-taxi, le conducteur me tendait toujours le casque à moi, jamais à Merlin. Évidemment, je lui vissais sur le crâne et m’en passais. Les points de vue diffèrent et tout est relatif.
Nous voilà arrivés à l’extrémité Vietnamienne du Mékong. Ici à Saïgon, il se jette dans la mer de l’est. Les Vietnamiens ne l’appellent pas mer de Chine car… ce n’est pas la Chine. Le fleuve se divise en milliers de bras avant de s’abandonner dans l’immensité, avant de s’oublier dans plus profond que lui. Nous avons vu la démesure de ce fleuve parfois calme comme Bouddha, parfois colérique comme un dragon de feu lorsqu’il se jette en cascades tumultueuses dans le sud du Laos. Nous l’avons frôlé, dragué, admiré et lui, il s’est laissé chevaucher, observer, sentir.
Je remercie tous les Asiatiques que nous avons rencontrés car ils ont été merveilleux avec nous, toujours souriants et compréhensifs. L’Asie nous a accueillis d’une façon maternelle, douce et magique. Je pèse bien le choix du mot « magique ». En effet, dès que nous souhaitions quelque chose, cela se présentait à nous quasi immédiatement. Les gens ont aussi beaucoup câliné et complimenté mon Merlin. À moi, ils m’ont rendu un peu confiance dans l’humain sauf quand j’observe ces hordes de geeks ambulants. On peut se demander ce qu’apprennent de la vie ces jeunes collés devant des jeux stupides ou des vidéos creuses. Ils n’apprennent pas le langage, la communication, la confiance, l’interaction humaine…Pour eux c’est du vide, du froid, de la solitude, une tristesse infinie au fond.
Ainsi s’achève notre road trip. Dans quelques jours nous rentrons vers Bangkok puis New Dehli et enfin la France avec ses grèves et sa liberté que l’on pend.
Nous tenterons d’appliquer les principes zen du Bouddha qui nous conseillait de vivre l’instant présent avant tout et de supprimer le désir. En même temps, on ne désire rien nous, on a juste besoin de paix et d’amour.
Merci à tous ceux qui m’ont soutenue dans notre projet de voyage, à ma famille et à mes amis proches. Merci à mes lecteurs et à ceux qui partagent mes récits car ils ont été beaucoup lus. J’espère simplement inspirer des gens à oser quitter leur routine et à aller voir ailleurs de temps en temps, histoire de respirer un autre air et de voir d’autres sourires. Même s’il y a l’école, la belle famille, les critiques, la banque, le travail, le logement…Il est toujours possible de les mettre entre parenthèses, de trouver une destination, un moyen de transport, y compris ses jambes, et de prendre la poudre d’escampette, la clef des champs, et enfin, vivre l’Aventure, en toute Liberté.
Merlin a évidemment beaucoup appris en termes de culture et d’histoire mais aussi en termes de débrouillardise, de confiance et d’adaptation. Je lui prépare d’ailleurs une interview spéciale qui clôturera ce cycle de récit de voyages en Asie et qui fera office de bilan et de conclusion de ce « Mams et Merlin on the road ». Je souhaite ensuite publier le livre de nos aventures.

Anna Scheele © Tous droits réservés – 2018
merci pour le partage
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Avec plaisir 🙂
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Beau récit belle écriture, bravo de partager avec autant de réalité ces moments passés dans cet autre pays et oui, merci, ça me donne envie de bouger avec mon bonhomme qui n’a que 4ans encore mais je pense que ça va être pour bientôt…. En tous cas j’espère que le projet de ton livre aboutira car tu as une belle plume et une sensibilité…
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Merci As, bon voyage aussi alors 🙂
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la beaute de ses textes est égal a son image 🙂
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Merci ô inconnu(e) 🙂
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C ‘est toujours agréable de te lire .
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Ok, un grand merci pour ce compliment ^^
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